Hubert MONTAGNER à l’AFPEN
J’adhère sans réserve à votre communiqué du 5 juin 2010 d’autant plus que j’ai eu l’honneur et le plaisir de participer à la formation des psychologues scolaires pendant vingt ans lorsque j’étais prof. de Psychophysiologie à la Faculté des Sciences de BESANCON. Je partage votre inquiétude et votre désarroi.
Il faut effectivement développer “une vraie réflexion de société sur l’accueil des enfants dans le système éducatif au plus près de leurs besoins réels, de leurs droits et des préoccupations éducatives des adultes”. Mais, je ne pense pas qu’on puisse obtenir une vraie “réflexion de société sur l’accueil des enfants…” chez et avec les responsables politiques qui ont actuellement en charge la gouvernance du pays ni avec les contre-pouvoirs enkystés dans des positions dogmatiques, égoïstes ou corporatistes qui empêchent toute avancée réelle au bénéfice des enfants. C’est aux professionnels compétents, généreux et humanistes habituellement confrontés aux souffrances quotidiennes des enfants, familles, enseignants… qu’il revient d’organiser la “réflexion de société” que vous appelez de vos voeux. C’est-à-dire, vous-même (je vous écris sans flagornerie), les RASED dans leur ensemble, les enseignants et les autres éducateurs conscients des conséquences désastreuses de l’empilement des mesures prises depuis deux ans par le gouvernement et le Ministère de l’Education Nationale, et inquiets des difficultés persistantes ou aggravées des enfants en difficulté. Mais aussi, les autres “catégories” de psychologues, les pédopsychiatres… Tout en mobilisant les personnes et forces qui vous soutiennent, et en informant sans relâche l’opinion publique des “vraies réalités”, en particulier les conséquences prévisibles qui résulteraient de la suppression des psychologues scolaires, maîtres spécialisés, RASED… Sans oublier la réduction du nombre de postes d’enseignants et des moyens nécessaires au bon fonctionnement de l’école, le regroupement des écoles… Plus que jamais, ce sont des portes ouvertes à l’aggravation de la “fracture sociale” et à la marginalisation des plus démunis, vulnérables et laissés pour compte.
Très malheureusement, on ne peut rien attendre d’un système enfermé dans une politique cynique de boutiquiers mercantiles. Il me paraît évident que, pilotées depuis la Présidence de la République, les initiatives récentes du gouvernement (jardins d’éveil, Etats Généraux de l’Enfance, conférence sur les “rythmes scolaires”…) ont essentiellement pour objectif de disperser et diluer l’attention de l’opinion publique, et d’éviter ainsi les vrais débats de société… en esquivant notamment les discussions de fond qui touchent les enfants, à la fois dans leur globalité et leurs singularités. Cette politique est extrêmement habile lorsqu’il s’agit de l’école… car elle met en place des terreaux qui nourrissent chez les professionnels concernés un sentiment d’impuissance et des conflits paralysants.
C’est aux personnes réellement soucieuses des équilibres psychoaffectifs et de la réussite personnelle, sociale, intellectuelle… des enfants d’aller plus loin dans la réflexion et l’action. En effet, si les contre-feux allumés depuis deux ans sont évidemment louables dans l’intention, la bonne volonté et la générosité initiale (« pas de zéro de conduite”, “pas de bébés à la consigne”, “Etats Généreux de l’Enfance” … j’ai adhéré très sincèrement à tout et à tous), ils ont malheureusement échoué ou s’étiolent, faute d’analyses et de propositions suffisamment élaborées sur les enfants de tous âges, à la fois dans leur globalité et leurs singularités, au sein de leurs différents lieux de vie, de soins et d’éducation avec leurs différents partenaires. Pourtant, ces contre-feux donnaient (et donnent : il n’est jamais trop tard “pour bien faire”) des occasions uniques pour redéfinir les finalités des structures d’éducation, en particulier l’école, par rapport aux particularités du développement individuel, et pas seulement l’âge, dans une société mouvante, stressante et anxiogène, aux particularités et “transformations” des familles, aux recompositions de la société française et aux évolution des besoins, attentes et demandes des différentes composantes de l’école et du tissu social. Les “Etats Généreux de l’Enfance” que vous évoquez auraient pu ou dû s’atteler à cette tâche. On ne peut en faire l’économie (il faut arrêter de confondre missions et finalités). Je regrette que, au nom d’un principe d’égalité pour tous quant au “nombre de signes” pour les contributions aux cahiers de doléances, ils aient commis l’erreur de constituer une sorte de catalogue de la Redoute et un habit d’Arlequin, forcément illisibles sur le fond de la protestation, et incompatibles avec l’élaboration d’un projet cohérent de société. C’est ce que j’ai écrit aux “Etats Généreux de l’Enfance” en refusant d’envoyer la “’doléance” qui m’était demandée sous la forme d’un recto-verso sur les “rythme scolaires”… comme si on pouvait être audible et crédible en deux pages dans un domaine aussi complexe… sans tomber sans le réductionnisme et sans donner des verges pour se faire battre. Comment est-il possible d’assembler des “tranches de jambon” plus ou moins disparates en un tout qui ait du sens ? Dans ce contexte, je suis indigné que des revendications corporatistes ou autres, en tout cas indécentes, aient “dénaturé” les Etats Généreux de l’Enfance. On a besoin de générosité pour la générosité, et non de querelles partisanes. Il eût fallu prendre le temps d’organiser des réunions préalables et des débats “documentés” au sein de chaque groupe professionnel, social… impliqué et dans chaque secteur concerné. Ce qui aurait permis de relativiser, dépasser et apaiser “en interne” les incompatibilités, contradictions, désaccords, conflits… apparents ou réels dans les projets des différents groupes, ainsi que les “récupérations” à des fins personnelles, corporatistes…
Pour illustrer les dimensions combinées de l’immobilisme, du cynisme et de la démagogie du pouvoir politique et de l’impuissance des contre-pouvoirs, la “mise sur pied” de la conférence sur les rythmes scolaires, est particulièrement édifiante. On peut faire l’hypothèse forte qu’elle est condamnée à échouer car elle rassemble sans préparation des personnes, “groupements”, cénacles, coteries, groupes de pression… dont les intérêts personnels, corporatistes, idéologiques, politiques, parfois mercantiles, sont incompatibles avec une organisation du temps scolaire réellement soucieuse des intérêts et besoins des enfants, c’est-à-dire aussi des familles… et des éducateurs et enseignants eux-mêmes, sans oublier les RASED et donc les psychologues scolaires. On peut parier que, faute d’une vraie analyse, d’une conceptualisation sans concession, de documents fiables et d’une vraie préparation sans arrière-pensées, les conflits d’intérêt l’emporteront, et que tout se diluera dans le temps (dans un an, “on” n’en parlera plus et/ou “on” repoussera les mesures à prendre aux calendes grecques). Diviser pour mieux régner et mettre en place un système dilatoire, c’est vieux comme le monde pour enterrer un “problème” ! En toute franchise, devant le patchwork évident de la conférence nationale sur les rythmes, je ne sais pas ce que j’aurais décidé si j’avais été invité à en faire partie, non pas pour des considérations personnelles (ma carrière est derrière moi, je n’ai rien à faire d’une cooptation à une commission de plus et mon combat reste l’enfant au coeur de la société), mais pour les enjeux de société sous-jacents que porte cette question. Y aller ou refuser ? Mais, cela n’a aucune importance, je ne nourris pas de regret ni d’amertume de ne pas avoir été convié (selon le mot de CLEMENCEAU, les cimetières sont pleins de gens qui se croyaient indispensables). C’était d’ailleurs prévisible après mes articles sans concession de ces deux dernières années. Je dois avouer tout de même que je suis effaré par le manque de connaissance, l’ignorance, la sélection arbitraire et l’interprétation fantaisiste de la bibliographie scientifique par le Ministère de l’Education Nationale.
Je conserve ainsi tous mes degrés de liberté… sans devoir de réserve et sans obligation morale.
Parmi les réalités qui me préoccupent au sujet de la conférence nationale sur “les rythmes scolaires”, et qui sont susceptibles de vous intéresser :
** si je me fonde sur les discours des uns et des autres, une majorité d’enseignants, d’organisations syndicales, de mairies, d’associations… n’accepteront pas de revenir à une semaine de quatre jours et demi s’il est proposé que le mercredi matin soit scolarisé… Ou bien, ils “traîneront les pieds”. Avant de “mettre en scène” une conférence nationale sur une année, il eût fallu que, dans les entités et ensembles concernés (enseignants, parents, RASED, mairies, associations …), la préparation soit suffisamment longue pour dépasser les égoïsmes, malentendus, contradictions et conflits, et pour autoriser des débats documentés et constructifs avec l’enfant-élève au centre des discussions. Faute de cette phase préliminaire, et sans jouer à Cassandre, on peut faire l’hypothèse forte que la conférence échouera sur l‘organisation d’une semaine scolaire au bénéfice des enfants. C’est probablement ce qui est espéré… et prévu par le Ministère de l’Education Nationale. Si la semaine dite des quatre jours a largement montré qu’elle est désastreuse, surtout pour les enfants en difficultés, en particulier ceux que l’on dit en échec scolaire (c’est ce que la très grande majorité des observateurs honnêtes et attentifs ont constaté au cours des années 2008-2009 et 2009-2010), pourquoi faudrait-il conserver cette option et non pas la remplacer sans tarder par une autre organisation… moins dommageable, en diminuant la durée de la journée la plus longue du monde industrialisé et en modifiant son organisation ?
** que va-t-il se passer quand les participants prendront conscience que les rythmes de l’enfant ne se confondent pas avec la chronobiologie, c’est-à-dire un système “d’horloges internes” définies par une période qui détermineraient “automatiquement” le ou les temps forts, le ou les temps faibles, des variables biologiques d’une journée à l’autre, au sein d’une même journée, d’une semaine à l’autre… En fait, dans l’espèce humaine, si les rythmes biologiques ont une ou plusieurs composantes endogènes, ils sont à tout moment façonnés par les facteurs liés au développement individuel, à l’âge et au vécu, ainsi que par les influences familiales, scolaires, sociales et culturelles. Ces facteurs et influences peuvent en effet avancer, retarder, décaler, atténuer, amplifier ou “gommer” le ou les temps forts, le ou les temps faibles, de telle ou telle rythmicité biologique (veille-sommeil, rythme cardiaque, vigilance corticale et comportementale, température du corps… ), qu’ils relèvent de la chronobiologie ou de la chronopsychologie… qu’il faut arrêter de confondre. En fait, et plus généralement, toutes les constructions et tous les équilibres de l’enfant, y compris celles et ceux qui relèvent plus ou moins de variations périodiques, sont influencés au fil du développement et de l’âge, par des facteurs personnels, familiaux, scolaires, sociaux et/ou culturels. Par exemple, les déficits de sommeil et les troubles” du rythme veille-sommeil, mais aussi l’insécurité affective, le manque de confiance en soi et dans autrui, l’anxiété de performance, les angoisses paralysantes… auxquelles les psychologues scolaires et les RASED sont confrontés en permanence. En réalité, les différents types de rythmes des enfants sont étroitement imbriqués et forment un tout indissociable. C’est pourquoi, il faut bien définir ce qu’on entend par rythme(s) et examiner comment ils s’imbriquent ou s’influencent mutuellement :
+++ le “rythme de développement”. Qui se préoccupe vraiment des différences individuelles dans le moment ou l’âge “d’émergence”, de lisibilité et de fonctionnalité des possibilités, capacités ou motivations d’un enfant pour avoir envie de comprendre et d’apprendre le langage oral, le langage écrit, la communication plurielle, les processus de socialisation, les règles de la lecture, les mécanismes de la numération, les fondements des mathématiques… ? Par exemple, si la majorité des enfants apprennent à lire avant la fin du cours préparatoire, et donc habituellement autour de l’âge de sept ans, d’autres ne sont pas prêts émotionnellement, affectivement, socialement, intellectuellement… à huit ans ou même à neuf ans (d’autres le sont à cinq ans, ou plus tôt). Les Scandinaves l’ont bien compris, et privilégient l’écoute, la sécurité affective, la confiance, les relations affiliatives, l’estime de soi, le respect intuitif des rythmes… Ils savent attendre. Ce que ne sait pas ou ne veut pas faire le Ministère de l’Education Nationale de la FRANCE. Est-ce qu’on nous demande à quel l’âge nous avons appris à lire ? Comment peut-on parler de cycles si on ignore ces évidences ? Et encore moins construire une articulation cohérente entre les trois cycles définis par la loi d’orientation de 1989. Il faudrait un système plus flexible, moins chargé de pressions sur l’enfant, moins stressant et anxiogène, et sans discrimination négative ou ségrégation. S’agissant de la petite enfance, il faut arrêter de considérer les enfants âgés de deux à trois ans comme des pré-élèves ou des pré-écoliers. Au nom de qui et au nom de quoi ?
+++ les rythmes biologiques. On extrapole trop facilement des rythmes physiologiques au niveau moléculaire, cellulaire, organique… aux rythmes biopsychologiques des enfants (ceux qui ont une composante biologique et une composante psychologique)… qui ne sont pas de simples horloges dont on peut avancer ou retarder les aiguilles (voir précédemment). On peut être un bon chronobiologiste moléculaire, cellulaire, organique… et ne pas avoir la moindre compétence ou expertise dans le domaine des rythmes de l’enfant ancrés dans le développement individuel et façonnés par l’environnement ;
+++ les “rythmes d’apprentissage”. Les différents mécanismes, processus cognitifs, capacités et envies de comprendre et apprendre… ne sont pas seulement ou « simplement » façonnés par la croissance, le développement individuel et/ou l’âge, et par les rythmes biologiques ou biopsychologiques, mais aussi, là encore, par le vécu et les influences familiales, scolaires, sociales et culturelles du quotidien.
De toute évidence, il eût fallu une phase préliminaire. Je me demande comment les personnes qui constituent une assemblée aussi hétéroclite que la conférence nationale vont pouvoir dialoguer… alors qu’ils ne vont pas parler la même “langue”.
** il est probable que la discussion sur la durée des vacances d’été soit un cul-de-sac tant qu’on n’aura pas remis en question l’organisation de toute l’année scolaire (succession des “plages” d’apprentissage scolaire et des “plages” de vacances tout au long de l’année et d’une année à l’autre, persistance artificielle de trois zones sous la pression du « tourisme de neige » alors qu’une toute petite minorité d’enfants est concernée). J’en connais qui s’opposeront à tout changement… par intérêt purement égoïste, corporatiste ou … mercantile.
Quel gâchis !
Je vous prie de bien vouloir m’excuser d’avoir été aussi long. “Simplement”, je pense que votre combat s’inscrit dans ces contextes et réalités.
En regrettant cette situation, je suis sans retenue et très sincèrement à vos côtés pour défendre votre présence et votre rôle au sein de l’école… et dans les différentes structures de soins ou autres qui accueillent les enfants.
Très cordialement.
Hubert MONTAGNER, docteur ès-sciences
Professeur des Universités en retraite, ancien Directeur de recherche à l’INSERM , ancien directeur de l’Unité « Enfance inadaptée » de l’INSERM