Suite à l’entretien de Mme Gaby Keiser-Weber, psychologue EDA, docteur en psychologie avec Marie-Frédérique Bacqué le 20 mars 2020 (ICI ) , Mme Keiser-Weber fait un retour sur notre fonction de psychologue EN
Réflexions et retour sur notre fonction de psychologue de l’Éducation Nationale / COVID-19
Coronavirus : les témoignages dramatiques venus d’Italie puis d’Alsace se propagent, ce principe de réalité concourt à lever le voile du déni, nécessitant de prendre la mesure de la catastrophe annoncée, l’inconnu plongeant la population dans une appréhension légitime.
L’article de Mme Frédérique Bacqué , publié dans notre journal local , nous rappelle et argumente les distinctions symptomatiques, peur / angoisse / psychose de la contamination. Ainsi, elle précisait qu’il ne suffisait pas de communiquer sur les aspects physiques, médicaux et biologiques, mais que l’on pouvait aussi communiquer sur les comportements et les pensées, en tenant compte de ces distinctions symptomatiques. On peut vivre la crise de manière saine, sans créer des conditions de « guerre à la promiscuité et à la pensée » grâce à une information claire.
Urgence sanitaire versus urgence psychologique ?
Où est l’urgence pour nous psychologue de l’éducation nationale ?
Ayant suivi les enseignements et séminaires de Mme Bacqué à la faculté de psychologie de Strasbourg, je me disais qu’elle avait certainement d’autres éléments à partager avec nous. Je l’ai donc contactée dans la foulée.
Notre confinement est prolongé et se renforce de restrictions plus sévères. En date du 30 mars 2020, le pic de contamination n’est pas encore atteint. Le bulletin statistique journalier du nombre de décès s’alourdit. Nous sommes entrés dans une autre dimension fragilisant nos certitudes et réactivant nos peurs et nos pertes de repères, personnels et professionnels.
Cet entretien avec Mme Bacqué résonne d’autant plus aujourd’hui. Plutôt que d’en restituer fidèlement l’échange je préfère le prolonger et le croiser avec ce que je vois, ce qui se partage, ce que j’entends.
Comme nombre d’entre vous j’écoute les informations, je vois les images et je suis restée sidérée devant ces reportages (Haut-Rhin et d’autres qui ont suivi) montrant cet alignement massif de cercueils dans des églises ou autres lieux d’attente réfrigérés, d’attente d’une célébration ou inhumation, au mieux en huis clos, sans famille pour se recueillir. Quelle désolation… quelles retombées ?
Quelques jours après la publication de l’article de Mme Bacqué, ce même journal publie une interview de Serge Tisseron demandant d’urgence la mise en place de CUMP à proximité des hôpitaux, ouverts aux soignants et au public plutôt adulte présentant des réactions importantes. Les ARS activent les CUMP dans la foulée afin de répondre à la demande.
Dans les Cellules d’Urgence Médico Psychologiques, il s’agit d’accueillir et écouter la détresse de tous ceux qui sont touchés au plus près, parce qu’ils sont en première ligne dans les soins directs ou parce qu’ils ont perdu un proche décédé dans la plus profonde solitude. Première écoute qui permet tant de prévenir les troubles de stress post traumatiques que de réorienter vers les professionnels spécialistes, tout en mettant en place une veille nécessaire à plus long terme.
Au-delà de ceux touchés en première ligne, cette pandémie, avec son spectre de dangerosité et de mortalité, doublée du confinement impose de fait, une rupture des liens sociaux entraînant l’isolement individuel ou familial. La fonction préventive et thérapeutique du lien social, malmenée voire rompue, ne sera pas sans effets et/ou séquelles psychologiques amenant certains à déclarer des pathologies du lien plus accentuées : anxiété, troubles affectifs, angoisses névrotiques, ruminations, décompensation… qu’il faudra pouvoir prendre en compte. D’autres lieux d’écoute, plus ou moins concertés quant aux professionnels concourant à ces dispositifs, se mettent en place pour accueillir la parole et les inquiétudes de la population.
Dans ce confinement tout un chacun est, d’une certaine manière, désigné « infréquentable » parce que malade du virus ou susceptible de le devenir, voire de le propager en toute ignorance. À chacun son remède qui, consciemment ou inconsciemment, recourt à retrouver les paroles et gestes réconfortants. Ces derniers s’appuient sur « la bonne-mère » de notre enfance. Ce qui n’est pas une mince affaire pour l’enfant en devenir, en pleine construction de ces pertes et séparations moteur de sa construction subjective. La socialisation et l’école en particulier y contribue fortement. Mais alors que l’école est aussi assignée à porte close, reste la famille comme appui mais avec les inégalités qu’elle porte en elle. Le confinement, sur une période extrêmement longue à hauteur d’enfant, ébranle ces enjeux. Les personnes tutélaires confinées s’en trouvent tout autant malmenées.
D’autre part, cette pandémie et la guerre menée face au Covid-19 exacerbent encore plus toutes nos contradictions bien présentes dans notre modernité qui confrontent, comme le pointe François Dubet , notre désir de liberté et notre besoin d’autorité.
Dans cette crise sanitaire de grande ampleur, l’urgence est d’abord médicale et politique pour endiguer la pandémie. Des fausses notes d’orchestration sont pointées ici ou portées là en justice faisant au passage grimper l’anxiété des populations. Les professions médicales, à grands renforts des moyens de communication martèlent les gestes de protection nécessaires et incontournables, et les règles de confinement strictes. Heureusement à leurs côtés, toutes les professions, les milieux associatifs et les collectifs citoyens se mobilisent pour proposer leurs ressources de solidarité et de soutien. D’autres à divers titres, experts ou autodidactes, se spécialisent dans les ressources d’accompagnement des familles confinées et des écoliers. Ces pistes sont quelques fois contradictoires entre elles, voire avec les consignes posées par l’enseignant, particulièrement dans les petites classes. Ces recommandations éducatives, pédagogiques ou psychologiques apparaissent aussi quelques fois injonctives « vous devez…, faites… ». Dans ce trop-plein de conseils et de pistes diverses, auquel la communauté des psychologues contribue quelques fois, difficile de s’y retrouver tant pour les professeurs de l’éducation nationale que pour les parents : il s’agit alors d’accompagner, soutenir et aider sans contribuer à la transmission virale d’informations en nombre.
Mais comment nos enfants pourront-ils au mieux reprendre le chemin de l’école annoncé hypothétiquement pour le 4 mai prochain, avec dans leur cartable, ces images, ces paroles échangées, peut-être des non-dits, doublés de ce vécu de confinement de six longues semaines, souvent dans des espaces exigus ? Ce confinement a été rythmé par l’obligation première de continuité pédagogique de l’enseignement à distance, priorité du ministère de l’éducation nationale, objectif pas simple à tenir dans les familles, et ce quels que soient les conseils et consignes prodigués. Cette obligation de continuité pédagogique, au-delà des contenus d’apprentissage, est un lien nécessaire et salutaire vers l’extérieur. Cet enseignement géré tant bien que mal à distance par les parents donne une temporalité et un cadre auquel se raccrocher mais qui ne va pas sans heurts et accrocs.
Quelle place pour le psychologue de l’Éducation nationale ?
Chacun d’entre nous, psychologue de l’Éducation nationale, tente de faire face à une forme de continuité professionnelle pour instaurer du lien avec les équipes, avec les familles. Les collègues cherchent des lieux d’échange, s’appuient ou non sur des ressources, des références théoriques. On revisite, approfondit et croise ces données afin de se construire une posture et des outils professionnels, à chaque fois singuliers. Traverser cette période étrange, où nos repères professionnels de psychologue sont bouleversés, nous confronte aussi à l’étrangeté en nous et à l’autre, induisant des moments de vacillement et de réactions de défenses diverses, repli, protection psychique, recherche enthousiaste de partage de solidarités, de liens sur les réseaux sociaux et aussi d’outils « pratiques ».
Mme Bacqué me rappelait que la spécificité du psychologue, même urgentiste des CUMP, reste la réflexion. Comme nous le rappelle l’étymologie, cette capacité de la pensée permet de faire retour sur elle-même pour examiner une problématique ; ce retour réflexif oriente ou ouvre les directions premières. Ce temps nécessaire nous permet une distanciation afin de ne pas être pris dans l’agir immédiat. En ces temps d’urgence, il est bon de se le rappeler. Tout comme la nécessaire coordination et le cadre qui va permettre de soutenir les actions de chacun.
Dans ce contexte peu rassurant et peu contenant, j’évoquais aussi avec Mme Bacqué la problématique de ces familles confrontées à la perte d’un être cher sans pouvoir se recueillir et partager avec d’autres ce moment si délicat. Ce point se pose encore autrement pour les familles marquées par des ruptures culturelles. L’enfant, déjà fragilisé, se trouve dans ces mouvements. Avec un certain « optimisme » elle rappelait d’une part, l’appui de la résilience qui peut sommeiller en chacun de nous d’où qu’on vienne et d’autre part, la fonction de transmission intrafamiliale de la culture d’appartenance, vecteurs de traditions et de partage des coutumes, essentiel pour dépasser les temps incertains qui fragilisent tout un chacun. Il est important de ne pas « court-circuiter » ces processus dans les protocoles qui pourront être mis en place. En ce temps de confinement, les voies de dégagement et d’acception de la mort, le travail de deuil, restent à élaborer singulièrement et collectivement. Des voies/voix créatives permettent de tisser ce lien de recueillement autrement .
Pour le psychologue il est utile d’être au clair dans les processus psychiques à l’œuvre concernant les processus de deuil, la représentation et l’élaboration de la mort que se font les enfants. Mme Bacqué met à la disposition de l’AFPEN deux articles qui nous donneront quelques repères, adossés à une bibliographie pour ceux et celles qui souhaitent approfondir. Elle nous invite aussi à revisiter les travaux de sa collègue Hélène Romano .
Ce qui nous attend à la reprise de l’école sera d’une bien autre nature. La continuité pédagogique ne pourra reprendre en passant sous silence ce vécu tapi au fond du cartable…
Au fil de ce confinement qui va se prolonger, dont nous ne connaissons l’évolution et les incidences à venir, la prudence reste de mise, néanmoins l’anticipation d’un retour à l’école s’impose.
Indéniablement cette ambiance particulière, perlée d’angoisses collectives, se répercute sur l’appareil psychique du soignant, du pédagogue ou des professionnels qui accompagnent les enfants et leurs familles. Cette diffraction contamine aussi l’appareil psychique de l’équipe et de l’institution. Être à l’écoute de ces perturbations permettra qu’un réel travail collectif puisse se penser et se créer.
Pouvoir partager la réflexion en équipe, au plus près de nos collègues, donne du sens, permet de penser, comprendre et inscrire de la cohésion et du lien professionnel pour tout l’équipe.
Si l’on se réfère aux enseignements de la psychothérapie institutionnelle, l’adage nous rappelle « qu’il faut soigner les soignants pour soigner les patients », qui transposé au sein de l’école pourrait s’écrire « il faut soutenir et prendre soin de nos enseignants pour qu’ils puissent accompagner nos enfants ». C’est eux qui seront en première ligne à la reprise de l’école. Notre urgence de psychologue de l’éducation nationale serait de tenter d’anticiper avec nos collègues cet accueil à venir, pour s’engager progressivement vers un « retour à la vie normale » marqué par cet épisode de confinement et de rupture de liens, sans précipitation ni catastrophisme. Il s’agira d’accompagner les inquiétudes et les angoisses éventuelles d’un directeur d’école qui devra gérer la reprise avec son équipe. La personne de confiance la plus proche à accueillir et partager collectivement ces récits de vie est d’abord l’enseignant, créant une enveloppe rassurante et collective au sein de sa classe, dans cet « après crise sanitaire ». Ce temps collectif permet à l’enfant de solliciter et développer en premier ses propres ressources à l’appui de celles des autres, ne pas intervenir trop tôt dans ce processus d’élaboration propre à l’enfant. Il apparaît effectivement important de réserver des temps importants et répétés d’écoute et de partage au sein de l’école avec les enfants et d’accueillir les parents. Pour le psychologue il importe d’accompagner les enseignants et les équipes à penser et organiser ces moments… les rendre vigilant aux manifestations anxieuses plus silencieuses ou débordantes qui pourraient surgir, afin de pouvoir réorienter les enfants et les familles vers des psychologues, et bien sûr rétablir un sens aux « fake news ».
Le deuxième volet de nos actions s’orientera vers un travail d’écoute et d’accompagnement plus individuel des enfants et des familles (voir avant, si nous en avons connaissance) afin de prendre en charge les situations les plus problématiques, limiter les effets de contagions angoissantes du côté des enfants et des parents, cristallisation des symptômes, et permettre la réorientation vers des services spécialisés si nécessaire.
Un dernier point, probablement le plus complexe et pluriprofessionnel, sera peut-être d’activer en certains endroits les protocoles de cellules de crises et d’accueil de la parole, si l’école devait se trouver particulièrement touchée.
Comment conclure (provisoirement) ? Certainement trop tôt pour conclure !
Cet entretien avec Mme Bacqué a amené mes réflexions bien au-delà de notre échange.
Il reste quelques longues semaines devant nous à devoir faire face au pire. Chacun accompagne, se prépare et tente d’anticiper au mieux, en fonction du contexte qui est le sien, des pratiques professionnelles qui ont cours et de ses références théoriques, qu’il faut faire évoluer pour inventer de nouvelles pratiques.
Au côté des aspects, généraux et très pratiques que nous tirerons de cette crise, qui habituellement se déclinent en termes de statistiques comptables, manques et erreurs, il est plus inhabituel de trouver des données qualitatives et réflexives.
Cet épisode pandémique met de façon dramatique le focus sur nos institutions de soins, déjà particulièrement affectées en temps ordinaire, qui ont endossé la face émergée de cette situation de crise, mais pas que… nous amenant à repenser l’institution de la société et ses grandes institutions.
L’école aussi, autre grande institution du lien social, est touchée de plein fouet, remettant au centre l’importance de la relation qui noue l’enfant et sa famille à l’école.
Des pratiques se sont ouvertes, à nous de soutenir leurs émergences collectivement et politiquement afin de soutenir une humanité commune au-delà de l’individualisme qui primait jusque-là.
Gaby Keiser-Weber
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